S’il vous est arrivé de faire une longue promenade le long d’un rivage de l’Atlantique Nord, vous avez peut‑être vu l’algue qui est au cœur de notre succès : l’Ascophyllum nodosum. Ses frondes d’un brun olivâtre, qui recouvrent le rivage le long de la côte, laissent une impression inoubliable. Chaque fronde peut mesurer d’un demi-mètre à deux mètres. Des formations oblongues, appelées vésicules aérifères (remplies d’air), se trouvent à intervalles réguliers sur chaque pousse et ont une fonction inestimable.
Dans les eaux froides et saumâtres de l’Atlantique, ces vésicules remplies d’air font flotter les macroalgues vers la surface, aidant ainsi les frondes d’algues marines à atteindre la lumière du soleil dont elles ont besoin pour se développer. Outre leur fonction biologique, les vésicules d’air ont été utilisées par les biologistes pour estimer l’âge relatif de chaque pousse d’Ascophyllum nodosum. Une vésicule aérifère est produite chaque année à l’extrémité de la pousse, de sorte que les biologistes peuvent estimer l’âge de l’algue en comptant le nombre de vésicules aérifères le long de chaque pousse. Étant donné que la mesure de la croissance des algues dans la nature a toujours posé un défi, de nombreuses études se sont concentrées sur les changements apportés au stock d’algues sur pied ou sur l’enregistrement de la croissance des pousses à partir de l’extrémité de l’algue.
Depuis plus de 50 ans, l’hypothèse générale veut que la majeure partie (sinon la totalité) de la croissance de l’Ascophyllum se produit à l’extrémité de chaque pousse, au-dessus de la dernière vésicule aérifère formée. Cependant, grâce à des années de recherches sur le terrain effectuées par notre équipe de recherche scientifique, il semble que les hypothèses sur la croissance et la productivité de cette incroyable algue brune sont largement sous-estimées. Aujourd’hui, les membres de l’équipe d’Algues Acadiennes des deux côtés de l’Atlantique ont publié leurs travaux sur les taux de croissance des algues marines, partageant ainsi les fruits de leur recherche révolutionnaire avec le monde entier.
Qu’est-ce que cela signifie pour les écosystèmes, la récolte durable et les algues elles-mêmes? Voici ce qu’il faut savoir.
L’Atlantique Nord est un espace immense. Sur un même continent, les conditions de croissance peuvent varier pour ce qui est de la disponibilité des nutriments, des niveaux de salinité, du débit et de la température de l’eau. C’est pourquoi l’un des défis majeurs de l’évaluation des taux de croissance des algues réside dans l’obtention d’un échantillonnage suffisamment diversifié pour couvrir l’ensemble de l’espèce Ascophyllum nodosum. Nos activités dans plusieurs pays et sur plusieurs côtes ont donné à l’équipe d’Algues Acadiennes une longueur d’avance pour approfondir cette question.
Dotée d’un objectif clair, notre équipe de recherche scientifique a identifié environ 25 sites particuliers le long de l’Atlantique Nord afin d’approfondir la question. De l’Est du Canada, des côtes de l’État du Maine jusqu’à la région du Connemara en Irlande et aux Hébrides extérieures en Écosse, nous avons choisi des régions que nous connaissons bien, grâce à la surveillance et à la récolte durables, pour prendre des mesures. Ensuite, nos scientifiques spécialistes des ressources ont commencé le travail sur le terrain de collecte des données.
La mesure des algues est une question de temps. En hiver, il peut être difficile de naviguer dans les eaux glaciales, sans parler de la recherche d’Ascophyllum qui ne soit pas recouverte d’une couche de glace! Même pendant les saisons de croissance du printemps et de l’été, notre équipe doit choisir le bon moment pour chaque expédition dans les zones intertidales. Nous sommes donc arrivés pendant les quatre heures de marée basse qui nous permettent de nous rendre dans les bancs d’algues, d’installer nos quadrats et de recueillir nos échantillons. C’est un travail qui prend du temps, mais qui est essentiel à l’obtention de données précises.
Nos scientifiques spécialistes des ressources sont ensuite retournés au laboratoire. Nous avons sélectionné la plus longue pousse ininterrompue dans chacun de nos échantillons. Nous avons enregistré sa longueur et compté le nombre de vésicules aérifères et nous avons mesuré à la fois la longueur et le poids de chaque segment de croissance annuel, soit la section de la pousse entre les vésicules d’air annuelles successives.
Qu’avons-nous appris? Certaines hypothèses concernant la productivité et la croissance de l’Ascophyllum nodosum diffèrent largement de ce que nous avons mesuré. Tout d’abord, la croissance de l’Ascophyllum n’est pas limitée aux extrémités des pousses. Les segments peuvent augmenter en longueur pendant une à trois années et accumuler de la masse pendant une à cinq années dans la plupart des sites. Si on évalue la croissance au cours de la première année suivant la production d’un segment, les segments peuvent tripler leur masse et doubler leur longueur au cours de cette période.
Les vésicules aérifères elles-mêmes peuvent augmenter de taille pendant au moins quatre ans. C’est donc dire que si on évalue uniquement la croissance visible au-dessus de la dernière vésicule aérifère, on sous-estime la productivité annuelle de l’ensemble de la fronde. Grâce à ces nouvelles données, les récolteurs d’algues, les gouvernements et les responsables de la conservation doivent remettre en question plusieurs de leurs méthodes et politiques essentielles.
Le maintien d’une population d’algues en bonne santé est primordial pour les entreprises et les collectivités de l’Atlantique Nord. La capacité de récolter de manière durable l’Ascophyllum nodosum a créé de la prospérité pour les collectivités côtières et a apporté des produits à valeur ajoutée pour les plantes, les animaux et les gens.
Bien entendu, les agences gouvernementales, qui ont tout intérêt à protéger les algues pour les générations futures, adopteront une approche prudente pour éviter la surexploitation. Par exemple, au Nouveau-Brunswick, le taux de récolte maximal est fixé à 17 % du stock sur pied. Ce taux est déterminé par le ministère de l’Agriculture, de l’Aquaculture et des Pêches du Nouveau-Brunswick dans le but de préserver une ressource naturelle précieuse.
Si ces taux sont fixés sur la base d’anciennes hypothèses concernant la rapidité avec laquelle les algues repoussent après la récolte, les nouvelles évaluations laissent entendre qu’il y a beaucoup plus de biomasse disponible que ce qu’estiment les agences. Et qu’est-ce à dire si les taux de récolte pouvaient être augmentés en toute sécurité sans avoir d’impact négatif sur la ressource?
Des parcelles de récolte expérimentale au Nouveau-Brunswick, dans l’État du Maine et en Écosse, où les algues ont été récoltées à 50 %, affichent en un an ou deux une récupération rapide de la biomasse au taux existant avant la récolte. Si l’Ascophyllum nodosum ne repoussait qu’à partir de son extrémité de la fronde, la reconstitution du stock d’algues prendrait plus de temps. Notre étude permet d’expliquer le taux de récupération rapide et l’impact limité à long terme sur la hauteur des herbiers d’algues marines, même avec un taux de récolte de 25 %.
Les bancs ou les herbiers de macroalgues jouent un rôle majeur dans le cycle du carbone le long des côtes, en extrayant le CO2 de l’océan et en réduisant l’acidification des océans. En fait, la productivité primaire nette (PPN) de l’océan, c’est-à-dire la quantité de carbone retenue dans un écosystème, pourrait même être supérieure aux estimations actuelles si l’Ascophyllum nodosum s’avérait plus prolifique qu’on ne le pensait jusqu’à présent. Bien que les spécialistes de l’environnement doivent approfondir cette hypothèse, le potentiel d’amélioration du piégeage du carbone pourrait avoir un impact considérable sur les politiques de lutte contre le changement climatique.
Articles connexes